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Publié le 22 décembre 2011 par Yves Beaupérin
MARCEL JOUSSE (1886 - 1961) est l’initiateur d’une science nouvelle,
l’Anthropologie du Geste,
qui étudie le rôle du geste et du rythme,
dans les processus de la connaissance,
de la mémoire et de l’expression humaines.
Cette science vise à opérer une synthèse
entre disciplines diverses :
psychologie, linguistique, ethnologie,
psychiatrie, sciences religieuses et exégétiques,
pédagogie profane et sacrée...
[1] « Toute science est prise de conscience » et la prise de conscience résulte, le plus souvent, d’un choc entre deux contraires. La science anthropologique de Marcel Jousse procède de la prise de conscience, en lui, du choc de deux cultures qu’il a rencontrées successivement : la culture orale et la culture écrite.
Né le 28 juillet 1886, à Beaumont-sur-Sarthe, cinq ans après l’institution par Jules Ferry de l’école laïque, gratuite et obligatoire, Marcel Jousse est, en effet, au confluent de deux cultures : celle des paysans sarthois, illettrés pour la plupart, au milieu desquels il va passer son enfance, puis celle de l’école communale et du séminaire.
Les paysans adultes que l’enfant Marcel Jousse va côtoyer n’ont pas connu ou presque l’école communale. La mère de Jousse n’a été scolarisée que la durée de trois hivers et la grand-mère, qui a élevé la mère de Jousse, orpheline, était totalement illettrée. Illettrée, certes, mais non sans culture. Elle connaissait par cœur tous les évangiles du dimanche et les récitait à sa petite fille qui les retransmettra à l’enfant Jousse. Comme elle, la plupart des paysans sarthois de cette époque ont une culture extraordinaire qui résulte de leur connaissance du réel et de la transmission orale des chansons, des contes, des proverbes et autres récitations traditionnelles. Marcel Jousse sera le témoin de ces veillées paysannes, les soirs d’hiver, pendant lesquelles se transmettaient toute la culture du milieu, sans support écrit, dans l’oralité faite de chants, de rythmes, de balancements et de la fidélité au mot à mot. Leur langue n’est pas le français mais le patois sarthois. Les récitations traditionnelles sont belles, savoureuses, pittoresques, vivantes. La mémoire des paysans est efficace, étendue et fidèle.
A l’école communale, changement de perspective. Le livre est roi, l’écriture règne en maîtresse et le français détrône le patois. Plus de chants, plus de rythmes, plus de balancements : l’enfant est immobilisé, recroquevillé sur la page de lecture ou d’écriture. Les leçons sont rocailleuses, difficiles à apprendre et bien moins vivantes que les récitations traditionnelles. L’enfant Jousse, avec l’attention et l’intelligence qui le caractérisent, observe et analyse déjà les différences de comportement entre ces deux cultures.
L’étincelle de la prise de conscience va jaillir au séminaire, où Marcel Jousse entre en 1906, en pleine crise du Modernisme qui secoue l’exégèse des textes bibliques. Face au scepticisme des exégètes sur la capacité de la mémoire des apôtres et des évangélistes à retenir les paroles exactes de Jésus, lors d’une composition écrite des évangiles dont la datation est de plus en plus retardée et face au doute qui en résulte sur l’authenticité des paroles de Jésus voire même sur son existence, Marcel Jousse se rappelle la mémoire de ses paysans sarthois et leur fidélité récitationnelle. Peu à peu se fait jour en lui la question cruciale : à quel milieu appartenait Jésus ? à un milieu de paysans comme les sarthois ou à un milieu comme celui de l’école ou des exégètes ? C’est dans cette question fondamentale que s’origine toute l’œuvre anthropologique de Marcel Jousse qui en constituera la réponse.
Dès lors va commencer pour lui une vaste enquête dans ce qu’il appelle les différents laboratoires de prises de conscience. Le laboratoire maternel d’abord, celui de sa mère et des paysans sarthois mémorisateurs et récitants. Le laboratoire des peuples spontanés qui s’expriment encore avec tout leur corps : par un contact direct avec les Indiens Hopis (1918-1919), par les conversations avec les missionnaires et les explorateurs, par la lecture de leurs relations écrites, par la rencontre des improvisateurs basques, etc… Le laboratoire de l’enfance où on peut observer le montage du geste et du langage. Le laboratoire des cliniques psychiatriques où l’on peut observer le démontage du geste. Le laboratoire scientifique, celui des spécialistes et des savants : Jean-Pierre Rousselot, pour la phonétique expérimentale ; Pierre Janet et Dumas, pour la psychologie pathologique ; Marcel Mauss, pour l’ethnologie ; et bien d’autres chercheurs dont il étudie les travaux.
Il publie en 1925, aux éditions Beauchesne, dans les Archives de Philosophie, son mémoire de psychologie linguistique Le style oral rythmique et mnémotechnique chez les Verbo-moteurs qui constitue un premier état de ses recherches anthropologiques et dont le retentissement dans le monde scientifique de l’époque fut phénoménal.
Comme illustration et outil méthodologique de cette tradition de style oral, qu’il expose dans ce mémoire, il élabore, en collaboration avec la musicienne Gabrielle Desgrées du Loû, des récitatifs d’évangile, où sont mises en œuvre les lois du style oral qu’il vient de mettre en relief. Ceux-ci sont d’abord transmis aux étudiantes du laboratoire de Style manuel et oral de Mlle Georget. Deux démonstrations publiques en sont faites au Théâtre des Champs Elysées, en 1928 et 1929.
De 1931 à 1957, avec quelques années d’interruption, il donne des cours libres en différentes écoles à Paris : l’amphithéâtre Turgot de la Sorbonne, l’Ecole d’Anthropologie, l’Ecole des Hautes Etudes de la Sorbonne, l’Ecole d’Anthropobiologie, le Laboratoire de Rythmo-pédagogie qui deviendra, à la fin, le Laboratoire d’Anthropologie rythmo-pédagogique. Ces années d’enseignement lui permettent d’approfondir sa pensée et de préciser son vocabulaire. Elles aboutiront à l’élaboration d’une synthèse finale, malheureusement interrompue par sa mort, survenue le 14 août 1961, à Fresnay sur Sarthe. Cette synthèse a été publiée sous le titre L’Anthropologie du Geste, par les soins de Gabrielle Baron, autre collaboratrice de Marcel Jousse
Si l’Anthropologie du Geste de Marcel Jousse étudie les mécanismes de la connaissance, de l’expression et de la mémoire, elle le fait d’une manière spécifique et originale par l’importance accordée au geste global dans cette approche. Pour Marcel Jousse, tout dans l’homme est geste : sensation, prise de conscience, intelligence, sensibilité, pensée, imagination, expression, mémoire… mais geste global, c’est-à-dire geste de tout le corps. Telle partie du corps peut sembler prédominante, dans certains cas, mais elle n’est jamais pour autant coupée de l’ensemble du corps. L’homme est joué dans tout son corps par le réel environnant qui s’imprime en lui par une gesticulation des organes récepteurs qui irradie dans toute sa musculature. L’homme rejoue le réel intussusceptionné par les gestes de tout son corps, en utilisant les différents registres : corporel-manuel et/ou laryngo-buccal. C’est dans cette globalité que s’enracine l’efficacité de la mémoire humaine. En effet, si tout dans l’homme est geste, « la mémoire est tout l’homme et tout l’homme est mémoire ».
Cette mémoire humaine, Marcel Jousse s’est ingénié à l’étudier dans les milieux traditionnels qui veillent à la conserver jalousement contre tous ses adversaires, comme le support écrit, par exemple. Cette étude l’a conduit à découvrir ce qu’il appelle les lois du style oral, qui sont les lois de l’expression et de la mémoire des milieux traditionnels : rythmisme, bilatéralisme, formulisme.
Ces lois représentent, aux yeux de Marcel Jousse, une telle richesse anthropologique pour la formation de l’homme, qu’il en préconise une redécouverte, éloignée de tout archéologisme, aux gens de style écrit, si fiers de leur supériorité, mais si pauvres souvent en humanisme. C’est aussi la raison pour laquelle ces lois lui semblent pouvoir fonder les bases d’une pédagogie de l’homme. Si Marcel Jousse n’a pas été un pédagogue de terrain, sauf dans le cas très particulier de l’enseignement des récitatifs d’évangile, il a toujours considéré son anthropologie du geste comme une anthropologie pédagogique susceptible de former en profondeur les pédagogues et les enfants qui leur sont confiés.
Appliquée au milieu biblique, cette anthropologie du geste permet une approche de l’improvisation formulaire des textes, de leur transmission, de leur interprétation et de leur éventuelle traduction qui tient compte, à la fois, de la fidélité et de l’adaptation vivante de ces textes. Même si cette anthropologie ne fait pas l’unanimité parmi les exégètes, qui ne jurent que par l’écrit, les perspectives qu’elle ouvre nous paraissent d’une telle fécondité, à l’aube de ce troisième millénaire du christianisme, que l’on ne peut que souhaiter que des continuateurs approfondissent sans cesse cette œuvre, en montrant comme nous le tentons nous-mêmes, à travers les livres que nous publions progressivement, que cette anthropologie constitue une véritable exégèse, c’est-à-dire non pas une étude intellectuelle, souvent dépourvue de spiritualité, mais une authentique voie mystique, totalement enracinée dans la tradition de l’Eglise.
Les intuitions de Marcel Jousse continuent, aujourd’hui encore, d’être étudiées et mises en œuvre, aussi bien du point de vue de la pédagogie profane que de la pédagogie sacrée, tant théorique que pratique, soit au laboratoire de Rythmo-mimisme, soit au laboratoire de Rythmo-récitation, soit au Laboratoire du Geste symbolique de l’Institut Européen de Mimopédagogie, par le moyen de cours annuels, trimestriels, bi-hebdomadaires ou hebdomadaires.
© Yves Beaupérin